• J'ai toujours trouvé que les enseignants, pris collectivement en tant que corps d'État, se signalaient souvent par une attitude, des propos, une mentalité pour le moins spécifiques. C'est une sorte de sentiment d'être injustement attaqués, critiqués, de manquer de reconnaissance, de n'être pas considérés à la hauteur de la dignité de leur fonction... Le tout se résumant dans une vive irritabilité assez peu ouverte à la remise en cause.

    En fait, il s'agît tout simplement d'un sentiment de persécution.¹ 

    Le mécanisme et le causes de ce sentiment sont fort bien exposés par Patrice Ranjard, dans Les Enseignants persécutés, un livre relativement ancien puisqu'il parut en 1984. Mais cette ancienneté lui donne un intérêt tout particulier : plus proche des grandes réformes qui ont modifié notre système scolaire, en particulier la loi Haby sur le collège unique (1976), il donne bien à voir la façon dont les enseignants s'y sont adaptés.

    Ou, plutôt, comment ils refusèrent de s'y adapter.

    Pour résumer, on peut dire qu'ils préférèrent collectivement conserver les avantages de leur profession, quite à subir l'inadaptation croissante de leur métier avec les besoins du nouveau public produit par la massification scolaire. Ces avantages sont très intelligemment expliqués et combinés par l'auteur.

    Par exemple, les enseignants bénéficient d'un temps choisi à faire palir d'envie n'importe quel travailleur. Ils n'assurent que 18 heures de service devant élèves (15 heures pour les agrégés qui, pourtant, font exactement le même travail que les certifiés) ; n'évoquons pas les vacances ; ils peuvent moduler en partie leur emploi du temps et profitent de la régularité des horaires ; pour ce qui est du travail de préparation et de correction, il est impossible de quantifier avec exactitude le temps consacré, celui-ci variant grandement selon les matières, le type d'établissement, l'expérience et le tempérament de chaque enseignant. Virtuellement, un enseignant pourrait ne travailler que 20 à 25 heures par semaine...² De ce fait, les enseignants profitent d'un temps libre qu'ils organisent comme ils veulent. Patrice Ranjard présente cet avantage comme le plus précieux pour les enseignants, dont beaucoup sont des femmes.

    Toutefois, cette préférence pour le temps choisi à de nombreuses répercussions sur le fonctionnement du système scolaire : elle rend impossible d'organiser différemment le travail des élèves, notamment au collège. On ne peut ainsi demander aux enseignants de rester plus longtemps dans leur établissement que le temps strictement nécessaire à leur enseignement. Or, écrit Patrice Ranjard, ce temps supplémentaire leur permettrait de guider l'apprentissage des élèves qui, pour beaucoup, en auraient grand besoin et de réfléchir à mieux adapter leurs méthodes de travail aux élèves. L'auteur met donc là le doigt sur un verrou bloquant toute amélioration significative du système scolaire, blocage dont souffrent bien évidemment les élèves mais également les enseignants qui se trouvent confrontés à des classes de plus en plus ingérables...³

    Cet exemple, parmi d'autres, illustre alors cette apparente contradiction : les enseignants se plaignent sans arrêt, tout en refusant les transformations salutaires qui pourraient contribuer à les sortir de l'ornière où ils sont bloqués ! En réalité, ils veulent le beurre et l'argent du beurre, ce que Patrice Ranjard analyse comme un véritable infantillisme déconnecté de toute réalité.

    Sur ce point, il est intéressant de voir l'évolution de l'auteur lui-même, en comparant avec un autre livre, écrit vingt ans plus tard : Les Profs suicident la France. Sociopathologie du corps enseignant, Robert Jauze, 2003. Dans ce livre, qui reprend les mêmes thèmes, Patrice Ranjard ne montre plus la même neutralité explicative et bienveillante, c'est une véritable charge pamphlétaire contre le conservatisme des professeurs, que l'auteur traite en véritable pathologie mentale collective !

    Cette plongée dans la psychologie collective des professeurs est passionnante. Comme je suis enseignant moi-même, je ne peux manquer de m'interroger : suis-je aussi ainsi ? Malheureusement, dois-je avouer, je partage des traits communs avec mes collègues et j'ai l'impression que c'est plus vrai aujourd'hui qu'au début de ma carrière... Cela ne m'empêche pas de soutenir en pleine salle des professeurs qu'il faudrait supprimer le statut de la fonction publique ou que les syndicats sont hypocrites et très responsables du merdier actuel. Pour l'heure, je n'ai jamais subi de mesures de rétorsion... À quand la défense de la privatisation ?

    -----

    ¹ Je me souviens d'un collège classé ZEP où les professeurs débrayèrent sur la simple information que le gouvernement escomptait déclasser certains établissements, et sans même que la moindre rumeur n'identifiât le collège comme sur la liste des établissements concernés...

    ² Je confirme par ma propre pratique. Je reprends rarement mes cours d'une année sur l'autre, mais je vais à l'économie ; pour les corrections, que je trouvent franchement ennuyeuses, je ne cesse de chercher des solutions pour les rendre les plus rapides possibles - sans trop de succès néanmoins. Je connais cependant des collègues qui consacrent beaucoup plus de temps à la préparation de leurs cours. Cependant, comme le note Patrice Ranjard, l'important n'est pas le temps de préparation de la leçon, mais l'efficacité de celle-ci auprès des élèves. Il vaut mieux faire un bon cours en vingt minutes qu'un exécrable en deux heures. Cette remarque n'est pas pure cuistrerie, mais la mise en exergue d'un dysfonctionnement du système scolaire : les professeurs sont payés pour enseigner et non pour que les élèves apprennent. Que ceux-ci le fassent ou pas, la paie et la considération sociale de l'enseignant n'en sont pratiquement pas affectées ! (On connait tous cette réplique de professeur : « Franchement, cela m'est égal. Que vous travailliez ou pas, je suis payé pareil ! ».) Patrice Ranjard en tire la conclusion qu'en dépit de l'objectif proclamé de démocratisation, la raison d'être du système scolaire n'est pas la réussite des élèves, y compris ceux des classes populaires, mais la sélection au profit de ceux issus des bonnes classes sociales. 

    ³ Depuis les années 1980, il y eut quelques évolutions. Néanmoins, le modèle écrasant reste celui du « Je viens pour assurer mes cours puis je rentre vite chez moi ». Les professeurs ne sont pas disponnibles aux élèves en dehors du temps de classe. Certains, aujourd'hui, l'admettent et disent qu'ils ne seraient pas contre rester plus longtemps dans l'établissement, mais à la condition de bénéficier de locaux spécifiques, comme un bureau ou une salle de travail. Or, de tels locaux sont très généralement inexistants ou très insuffisants. C'est donc probablement un vœu hypocrite (d'autant qu'il ne s'accompagne d'aucune réflexion sur la façon de procéder avec les moyens existants : après tout, il n'est pas rare qu'un enseignant ait sa propre salle de classe...). 


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  • La lecture de Simon Epstein est assez éprouvante, l'auteur s'en excuse même dans l'avant-propos de son livre Les Dreyfusards sous l'Occupation. La matière de l'ouvrage consiste en de nombreuses notices biographiques, de longueurs inégales, regroupées en chapitres thématiques ; il est difficile de tout lire sans finir par s'emmêler les pinceaux...

    Le sujet, néanmoins, n'est pas sans intérêt, et une lecture sélective reste pertinente. Les premier et second chapitres, notamment les parties sur Péguy et Sorel, sont passionnants ; le chapitre six, qui se penche sur Laval, Pétain et Darlan, l'est tout autant. Toutefois, s'il n'en fallait lire qu'un, c'est le dernier qui en vaut le plus la peine.

    L'auteur s'y essaye à deux choses. D'une part d'expliquer pourquoi un nombre si important de dreyfusards finirent par collaborer, plus ou moins activement, durant l'Occupation ; d'autre part, et c'est ce qui m'intéresse ici, pourquoi cette donnée fut occultée par les historiens et intellectuels français. Simon Epstein discerne deux raisons principales. 

    1. L'essentialisation du dreyfusisme

    Dès l'affaire Dreyfus, et davantage par la suite, apparut une tendance à deshistoriciser les dreyfusards. Le qualificatif fut peu à peu employé pour désigner métaphoriquement ceux qui s'engageaient dans de justes causes ; c'est-à-dire des causes validées par la Gauche. « Les dreyfusards ne forment plus une catégorie historique mais un ensemble abstrait, intemporel, auquel de nouvelles générations militantes sont invitées à s'identifier et dans lequel elles sont appelées à se fondre », écrit Simon Epstein qui parle même de « légion céleste » (page 314). Il donne l'exemple de Pierre Vidal-Naquet, qui, en 1986, classait les militants de l'indépendance algérienne en trois catégories, dont les « dreyfusards »...  

    2. La fable des deux France

    La seconde raison est la généralisation d'une interprétation particulière de l'Histoire de France. Selon cette grille de lecture, de la Révolution à l'affaire Dreyfus, puis de cette dernière à l'Occupation, se seraient opposés deux camps aussi immuables qu'antagonistes. L'un, à Gauche, serait le Bien et l'autre, à Droite, serait le mal. C'est ce que Simon Epstein nomme la thèse des deux France.

    Or, écrit-il, cette thèse et erronée : « L'image est séduisante, voire exaltante, et l'on comprend sans peine qu'elle ait prétendu à un rôle crucial dans la structuration des mémoires nationales. L'ennui est qu'elle perd très vite de son attrait, dès qu'on approche du sol » (page 315). Cette thèse pose naturellement l'idée d'une identité de personnes entre antidreyfusards et collaborateurs, or tout l'ouvrage d'Epstein montre que c'est là une vue simpliste.

    Tentant une généalogie de cette idée, il remonte à Hanna Arendt, qui la proposa dès 1942. Puis elle tomba dans l'oubli jusqu'aux années 1980, où elle fut exhumée en lien avec la montée en puissance du Front national. Le principe est simple : le FN, ce sont les collaborateurs, ce sont les antidreyfusards. Le centenaire de l'Affaire, en 1994-1998, n'arrangea rien. 

    Simon Epstein cite des exemples d'auteurs ayant contribué à cette résurgence : Marc Knobel, Michel Winock, Jean-Pierre Rioux. Surtout, il nous invite à ne pas nous duper sur l'innocence de ces auteurs, à voir les subterfuges qu'ils utilisent pour minimiser la collaboration de gauche (voir cet extrait).

    3. Conclusion : un cercle vicieux de certitudes

    Ces processus ont ceci d'intéressant qu'ils montrent une tendance solidement ancrée à Gauche à réécrire l'histoire, à littéralement la mystifier. La puissance des œillères idéologiques est telle qu'elle masque l'évidence aux chercheurs et aux penseurs, au regard orienté par leurs convictions. Les inconvénients que cela induit sont évidents, en même temps que l'avantage qu'en retire la Gauche.

    Celle-ci se taille un costume sur mesure, se donnant systématiquement le beau rôle, renvoyant ses adversaires dans les cordes de l'infâmie. Symétriquement, elle se sent renforcée dans ses certitudes et sa bonne conscience, se complait dans une auto-célébration satisfaite rendant en retour difficile tout examen critique.

    Thierry Wolton, dans un livre, avait nommé « complexe de gauche » cette caractéristique. Malheureusement,  il ne donnait aucun remède. 


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  • 2.

    La critique du néolibéralisme

    Voici la suite, avec un long retard, du billet de lecture du livre de François-Paul Paoli, Comment peut-on être de droite ? (la première partie est ici). Il m'a semblé très opportun de le confronter avec un texte incisif d'Hayek, « Pourquoi je ne suis pas un conservateur ».

    C'est que François-Paul Paoli s'en prend vertement à ce qu'il nomme le néolibéralisme, lequel mettrait en avant une logique « panlibérale ». Par ce terme, il veut dire que ce libéralisme d'un nouveau genre « renvoie au second plan le contrat qui fondait implicitement le lien social, à savoir la nation » (p. 115). Libéralisme d'un nouveau genre que l'auteur trouve infiniment plus radical que le libéralisme classique, compatible, lui, avec le centre-droit, rompant « avec la tradition tocquevillienne qui non seulement s'abstenait de jeter un sort à l'État, mais ne considérait pas l'Individu souverain comme la Fin en soi de la civilisation » (p. 115).

    L'auteur ne goûte guère la liberté que le néolibéralisme confère aux individus, affranchis de toute servitude collective. Cette liberté s'anéantirait dans la vulgarité mercantile du marché tout puissant.  Il ne souffre pas que nations et religions soient rangées au chapitre des mythes (p. 117). Il dénonce une convergence libérale-libertaire, li-li pour les intimes, qu'il voit tout particulièrement dans Mai 68 et ses suites...

    Ces vues grossières manquent un détail capital. Les véritables libéraux n'entendent pas transformer la société selon leur morale personnelle. Leurs souhaits se bornent à pencher pour l'instauration d'une société où chacun, dans le strict respect des autres, pourrait vivre selon ses propres normes. Comme l'écrit Hayek, « aux yeux d'un libéral, l'importance qu'il attache personnellement à certains objectifs n'est pas une justification suffisante pour obliger autrui à les poursuivre aussi. » La façon dont vous voulez vivre importe peu au libéral authentique, pour peu que vous lui fichiez la paix. Cela est bien différent de la Gauche en général, véritable intolérante, pétrie de certitudes, très peu encline à accepter qu'existe autre chose que ce qu'elle conçoit. (On trouve un exemple évident de cette caractéristique dans le saccage de l'Éducation nationale : un libéral authentique ne s'offusquerait pas que certains veuillent expérimenter de nouvelles pédagogies, mais la Gauche, montrant une réelle incapacité à laisser des choses lui échaper, veuillant tout régenter, tout ployer à ses idées, tient par dessus tout à imposer ses inepties pédagogistes à la nation entière.)

    Ce que les gens comme Paoli ne peuvent comprendre (ou bien le comprennent-ils trop bien, sans pouvoir cependant s'y résoudre), c'est qu'ils sont condamnés à perdre. Une réflexion de Hayek est très révélatrice : « Le conservatisme peut, par sa résistance aux tendances prédominantes, ralentir une dérive indésirable, mais il ne peut empêcher que la dérive persiste, puisqu'il n'indique aucun autre chemin. C'est pour cela que son destin a été d'être entraîné invariablement sur une route qu'il n'avait pas choisie. »

    L'expérience prouve avec éloquence, en France même, que la Droite ne fut jamais capable d'empêcher les évolutions progressistes que son conservatisme récusait pourtant. Il en découle que chaque génération nouvelle de conservateurs en en réalité plus avancée que la précédente... Le conservatisme est mort et ne peut se préserver qu'en tant qu'éthique personnelle, non comme projet global de société. Ou bien lui faudrait-il s'armer d'une capacité de répression et de censure qui ne serait guère plus tolérée aujourd'hui.

    Bien le comprendre, c'est hausser les épaules lorsque l'auteur se lamente de la médiocrité intellectuelle de la Droite : « Croyant au bon sens conservateur des Français, la droite politique s'est longtemps crue dispensée de théoriser. [...] Ce qui lui aura valu le titre, pas toujours injustifié, de "droite la plus bête du monde" » (p. 53). Malheureusement, la voie que semble désigner l'auteur est une impasse, elle condamne la Droite à n'être que la remorque traînante de la Gauche, sorte de voiture-balai ramassant les attardés du progrès. Rien que de très déprimant ; si l'on tient à s'opposer à l'impérialisme de la Gauche, ce n'est certainement pas en se perdant dans des combats d'arrière-garde.

    À la question de Fraçois-Paul Paoli, nous avons donc désormais la réponse ; elle ne siérait certes pas à l'auteur. Comment être de droite ? En étant libéral bien sûr !


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  • Voilà une question qu'on peut se poser. L'hégémonie culturelle de la gauche est si forte, qu'elle a imposé ses évidences : qu'est-ce qui peut bien justifier l'existence de la droite ? La réponse,  Paul François Paoli la développe dans un livre paru en 1999, Comment peut-on être de droite ?, chez Albin Michel. Il expose les raisons qui justifient l'existence d'une droite sûre d'elle et de ses valeurs. Recension en deux parties.

    1.

    La prospérité du FN

    Paul François Paoli décrit d'abord comment, dans les années 1980, la gauche fut  responsable de la montée en puissance de l'extrême droite. (On verra, dans un second temps, qu'il n'est pas avare de reproches envers la droite non plus.)

    Dès après 1945, la gauche marxiste s'employa à disqualifier comme fasciste « tout un pan des valeurs conservatrices [...], discrédité par l'usage qu'en avait fait Vichy. » On retrouve-là la bien connue stratégie de terrorisme intellectuel reposant sur le maniement tétanisant de la reductio ad hitlerum. Mais, à cette époque, le charisme gaullien contrebalançait, dans l'opinion, ce matraquage mensonger.

    Puis vint l'effondrement du communisme et le reflux du marxisme. Cette évolution s'accompagna de la monté en puissance du PS. Alors, littéralement, la gauche changea de peuple. Elle troqua celui des usines et du Front populaire pour celui que Mai 68 avait porté sur les fonds baptismaux, « plus en phase avec l'air du temps, plus jeune et plus féminin, plus branché en diable » (p. 79). Le langage de la gauche glissa, délaissant la question sociale pour les questions sociétales (la causes des minorités et des immigrés, le droit à la différence), tout en embrassant un individualisme transgressif et hédoniste.

    Or, cette rupture d'avec le peuple sociologique se produisit au moment même de la montée du chômage et de l'apparition d'une immigration familiale. Dans ce hiatus, se constitua un fertile terreau pour le Front national.

    C'est là qu'un « grand tacticien », François Mitterrand pour ne pas le nommer, parvient à « "ringardiser" l'idée même de droite auprès de la jeunesse et de la petite-bourgeoisie intellectuelle » (pp. 80-81). C'était pourtant le moment où la droite intellectuelle tentait de relever la tête, estime Paoli, avec, par exemple, Louis Pauwels et Le Figaro Magazine. (On se souviendra de l'épisode, en 1986, du sida mental, un autre exemple de ce genre de scandales qui sait si bien provoquer la gauche.)

    Tétanisée, la droite politique laissa la gauche instrumentaliser le FN pour son propre profit. « Les caciques de la droite, au lieu de se faire respecter en pensant ce qui les rendait nécessaires, ont trop souvent voulu devenir respectables aux yeux d'un pays virtuel, celui des médias, de moins en moins en phase avec la France du chômage et de la désillusion politique » (p. 54). (Là, on pense au psychodrame autour de l'élection de Charles Millon, lors des régionales de 1998.)

    Et c'est ainsi que prospéra le FN.


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  • < Lire la première partie

    Sept fiches s'attaquent à la crise (idées reçues n°26 à 32) ; voyons ce qu'elles racontent.

    Il y a d'abord l'acquittement des faux coupables. Les hedge funds ne sont pas responsables de la crise. Mais ils sont parfaits dans ce rôle : ils investissent sur le marché des dérivés, ils jouent aussi bien à la baisse qu'à la hausse, ils s'installent dans des paradis fiscaux échappant aux régulateurs... Bref, de sales bêtes que nos politiciens ne peuvent que rêver de mettre au pas. Quand on veut tuer son chien, on l'accuse d'avoir la rage.

    Il y a ensuite les faux diagnostics. Devant la débâcle ayant frappé certains pays, aussi bien importateurs qu'exportateurs, d'aucuns se réjouirent du modèle français, qui amortit si bien la crise. D'autres suggérèrent qu'il fallait fermer les frontières ! Sauf qu'agir ainsi, c'est ne pas profiter de la reprise économique.

    Beaucoup ont jubilé du retour de l'État - parce que les crises entraînent toujours le retour de l'État/vengeur masqué, qui donne raison aux contempteurs du marché. Sauf que, comme le dit Jean-Paul Betbèze, « Il ne fallait pas croire au retour de la puissance publique. Le pouvoir appartient au créancier [...], pas au débiteur qui est l'État, même s'il jouait au pompier encore la veille. » Et oui, à trop croire que l'endettement public n'est pas un problème...

    Par ailleurs, réduire les salaires des salariés ne serait pas une bonne idée pour sortir de la crise. En effet, la consommation baisserait, ce qui aggraverait les choses. Cela reviendrait aussi à faire peser la crise sur les salariés, et non les actionnaires, alors que l'enrichissement de ces derniers se justifie par les risques financiers qu'ils prennent.

    Enfin, il y a quelques menues corrections. Par exemple, les crises financières causent moins de tort à la croissance que les crises immobilières et les krachs monétaires ; les riches ne s'en sortent pas indemnes, leur patrimoine en prend un coup et le matraquage fiscal se dessine à l'horizon ; le déficit commercial n'est pas nécessairement signe de crise, tout dépend de son origine (on peut s'inquiéter si ce sont les exportations qui s'effondrent).

    Bref, 150 idées reçues sur l'économie est une compilation intéressante qui permet d'avoir un petit aperçu de différentes questions.


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  • Franck Dedieu, Emmanuel Lechypre et François de Witt, tous du journal l'Expansion, viennent de publier 150 idées reçues sur l'économie. Avec pour slogan « Arrêtez de vous faire enfumer ! ».

    Moi j'ajouterai : Arrêtez de nous rouler ! Car sur les 150 idées reçues, beaucoup (possiblement 101, je n'ai pas regardé dans le détail) ont déjà été publiées, par les mêmes, dans un ouvrage datant de 2007 : 101 idées reçues sur l'économie, cela ne s'invente pas...

    De plus, aucune fiche n'est datée. Même si parfois, à la lecture, on peut déduire la date, c'est gênant.

    Bref. Ce qui m'interpelle, ce sont les raisonnements parfois maladroits, ou bien maladroitement exposés. Voici deux exemples.

    Exemple 1 : La mondialisation aide à sortir de la pauvreté (n°45)

    Franck Dedieu conteste l'idée. La pauvreté, dit-il, se réduit surtout en Chine ; en Inde elle recule peu et augmente même en Afrique noire.

    Pour l'expliquer, il cite le président du Cepii (Centre d'études prospectives et d'informations internationales), Michel Fouquin. Ce dernier dit que « Les gagnants de la mondialisation [...] ont tous un point commun : ils exportent dans plusieurs secteurs ».

    Moi je comprends : la mondialisation réduit bel et bien la pauvreté, à condition de s'y insérer suffisamment et de façon efficace. Ce n'est pas tout à fait la même chose, car on commence par croire que la mondialisation ne sert à rien. (On pourrait d'ailleurs objecter que le recul de la pauvreté, en Chine seule, est déjà un beau succès.)

    Exemple 2 : La concurrence profite toujours aux consommateurs (n°147)

    Voilà une réfutation qui interpelle n'importe quel libéral ! Mais la démonstration paraît bien tordue. En effet, la concurrence étant contraignante pour les entreprises, celles-ci peuvent s'entendre pour la limiter. Emmanuel Lechypre à l'inspiration de faire cette citation : « Nos concurrents sont nos amis, nos clients nos ennemis. » Voilà qui résume bien les buts d'un cartel.

    Mais précisément, le cartel est le contraire de la concurrence. Les défauts qui sont les siens ne sont donc pas ceux de la concurrence... Ce qu'il aurait été plus juste de dire, c'est que le marché ne crée pas toujours les situations où la concurrence est la plus forte, réalité effectivement défavorable aux clients. Cela n'équivaut pas, toutefois, à dire que la concurrence elle-même ne profite pas toujours aux consommateurs...

    Il y a une autre possibilité. Le titre est maladroit ; l'auteur ne voulait pas dire que la concurrence n'était pas toujours favorable aux consommateurs, mais bien qu'elle n'était pas parfaitement garantie par le marché. C'est quand même embêtant.

    Néanmoins, il y a loin qu'il n'y ait que des mauvaises choses. Sont notamment intéressantes les notices - presque toutes nouvelles - concernant la crise actuelle. Mais ce sera l'objet d'un prochain billet du Salon des lectures.  

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  • « Stéphane Hessel, c'est l'Abbé Pierre, moins la soutane. »
    Gilles-William Goldnadel

    Gilles-William Goldnadel déboulonne Stéphane Hessel dans un petit livre qui vient de paraître : Le Viel homme m'indigne !

    C'est un très court opuscule, de pas même 60 pages ; ce qui reste finalement plus long que l'ouvrage de Hessel, Indignez-vous !, dont l'auteur dit bien toute la sidérante vacuité : « Je pense sérieusement que c'est la première fois, dans l'histoire de l'humanité, qu'un document écrit contient aussi peu d'idées et rencontre autant de succès. Il s'agit, j'en suis convaincu, du ratio le plus irrationnel de l'histoire de l'imprimerie. »

    On peut le voir, l'auteur est remonté !

    Et il y a de quoi (voir aussi cet entretien). Je délaisse la question israélo-palestinienne, chère à maître Goldnadel, mais qui m'ennuie plutôt. Je passe aussi sur les indignations sélectives du sieur Hessel car, après tout, on a bien droit de s'indigner comme on veut. Plus intéressante est l'imposture. Hessel voulut se faire passer pour un rédacteur de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948, dont on sait toute la valeur symbolique qu'elle revêt aux yeux des grandes âmes. En réalité, il ne fut... que spectateur de sa rédaction. Un joli pot aux roses révélé par Taguieff.

    Ce pathétique exemple illustre (si besoin était) deux choses : 1. la facilité déconcertante avec laquelle nos prétendues grandes consciences peuvent mentir, surtout quand il s'agit de faire valoir un statut aussi glorieux qu'orgueilleux ; 2. le caractère proprement religieux de ces gens, qui ont besoin d'icônes comme d'autres de saints.

    L’auteur le voit bien : « [Stéphane Hessel] est le dernier grand prêtre encore vivant d'une religion profane moribonde contre laquelle je me bats depuis deux décennies. »

    Le mythe Hessel est donc le symptôme de cette religion, bien diagnostiquée par Philippe Némo (tant dans Les Deux Républiques françaises que dans La France aveuglée par le socialisme) et qui participe très largement de cette crise d'intelligibilité dont souffre gravement la France aujourd'hui.

    Gilles-William Goldnadel la voit moribonde. En un sens, il n'a pas tort. Malheureusement, elle reste des plus vivaces, comme l'illustre les réactions pavloviennes et outrées de défense en faveur de Stéphane Hessel. Les saints sont encore bien gardés...

    Le plus accablant, c'est que, très certainement, cette histoire ne dessillera pas grand monde.


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